Février 2016, l’hiver s’est installé durablement sur la Jungle de Calais ; il apporte avec lui son lot de grisaille, d’humidité, de tempêtes, de gelées. Je suis habituée depuis toujours à ces tourments saisonniers mais dans ce camp aux frontières de nulle part il paraît
encore plus agressif, mordant et déprimant. Il intensifie les conditions de vie désastreuses de ses résidents, augmente le niveau de boue des chemins qui le traversent, rend impossible le réchauffement des corps, fait s’envoler les bâches des abris de fortune, s’impose dans les cabanons de bois par le moindre interstice laissé dans ces constructions d’urgence…
Nous avons froid aussi dans notre petite classe, les couleurs que nous lui avons données ne suffisent plus à nous réchauffer et puis nous sommes fatigués, déçus de notre pays et des décisions qu’il prend…
« Nous » c’est l’équipe pédagogique de la classe des enfants de l’Ecole Laïque du Chemin des Dunes. Une poignée d’enseignants (dont c’est le métier en dehors du camp) bénévoles dans cette école de fortune.
Nous ouvrons la petite classe tous les jours sauf le dimanche aux enfants migrants qui vivent sur la Jungle. Notre projet est de permettre à ces enfants de renouer avec les habitudes scolaires et les apprentissages ou, pour certains, de les découvrir.
Aujourd’hui est un jour particulier, c’est celui de l’inauguration officielle de l’Ecole Laïque du Chemin des Dunes. Il s’agit d’un ensemble de 7 constructions en bois et bâches comprenant une classe pour les adultes, celle des enfants, une infirmerie, une bibliothèque, une petite cuisine, d’une salle de réunion et d’une zone de stockage des dons. Le tout forme une enclave autour d’une cour sur laquelle a été érigée une grande structure de jeux pour les enfants.
Nous sommes le samedi 6 février 2016, des ballons multicolores sont accrochés et donnent le ton de cette journée festive. L’information a été transmise aux enfants: « il y aura des clowns ». En effet, Clowns sans Frontières est invité à participer à l’événement.
La classe a lieu comme habituellement, les enfants ont froid, ils portent des anoraks et des bonnets et s’appliquent sur leurs exercices comme habituellement aussi.
Puis, par delà le brouhaha qui nous parvient de l’extérieur, une musique rythmée,
gaie, entraînante, interrompt l’attention des enfants, les visages expriment le questionnement puis rapidement apportent la réponse par des yeux brillants et des bouches qui forment le mot CLOWN !
Nous acquiesçons et les invitons à sortir, c’est dans les rires et la joie que les enfants se précipitent à l’extérieur. Je suis émue de les voir autour des clowns, de percevoir que le bonheur se passe des mots, qu’il traverse les barrières linguistiques pour s’imposer comme primo langage des émotions. Ils ont compris ça Clowns sans Frontières et je les trouve extraordinairement professionnels.
Personne n’avait jusqu’à ce jour et sur ce camp autant permis à ces enfants de retrouver leur insouciance ; ils se laissent prendre aux facéties des clowns, ils dansent avec eux. Les adultes s’étonnent de leur présence, puis, à leur tour, lâchent prise, oublient l’espace d’un instant l’enfer du camp et sourient à la troupe.
Clowns et fanfare s’engagent hors du site scolaire et entraînent adultes et enfants dans une parade musicale et colorée dans les chemins boueux du bidonville. Cuivres, accordéons et percussions rythment le déplacement de ce groupe improbable.
Les enfants dansent, sautillent et donnent la main aux clowns jaunes, rouges, bleus. Eux aussi portent des bottes et elles aussi sont pleines de cette boue grise omniprésente.
Je reste très émue de voir mes élèves aussi joyeux et je m’interroge : « Est-ce que, derrière leur nez rouge, leurs vêtements bariolés, leur musique de carnaval, les clowns ressentent eux aussi ces sentiments étranges qui mêlent le désappointement et la tristesse, la stupéfaction et la rogne et qui s’imposent au cerveau lorsque les sens ont pris toutes les informations alarmantes des conditions de vie des migrants ? Ont-ils des larmes derrière le maquillage ? Quelques sanglots dans leurs notes de musique ? » Je ne le saurai pas. Ils sont pros et font le
show.
Les enfants et les adultes en redemandent. Ils en ont besoin, un besoin primaire, fondamental, archaïque de se laisser aller à la détente et la joie, de la partager dans la danse et les rires. La réalité reviendra bien assez vite de toute façon.
C’est difficile de trouver les mots pour remercier des clowns, eux qui s’en passent avec tellement de facilité. Clowns sans Frontières, sachez que ce jour-là vous avez apporté plus que de la joie et des rires, vous avez permis à une enfance de se retrouver malgré toutes les formes de maltraitance qu’elle subissait. Vous lui avez offert un exutoire et lui avez ouvert une fenêtre sur un ailleurs, provisoire certes mais tellement attendu, tellement indispensable, joliment coloré et musical. Merci !