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Matthieu Gary
bénévole pour le projet dans les Territoires palestiniens en 2018
La mémoire enregistre principalement les moments où l’on a eu les émotions les plus fortes. Partir en Palestine c’est être traversé par des émotions : la colère, la joie, l’espoir, la tristesse, le sentiment d’impuissance, la jubilation…
J’ai choisi deux photos de Christophe [Raynaud de Lage] parce qu’elles racontent ces moments où les émotions viennent se heurter les unes aux autres, parce qu’elles racontent pour moi deux moments représentatifs de ce périple fou.
Sur la première nous sommes à Hébron, l’aventure touche à sa fin, je suis fatigué, mon corps est courbatu, il fait très chaud. On monte la régie, le rideau rouge et le mât chinois. Je trouve trois points d’accroche pour les haubans du mât. Nous nous installons dans un quartier palestinien fermé par les autorités israéliennes. Comment ferme-t-on un quartier en plein cœur d’une ville ? On installe 3 000 soldats, on pose des barrières, on interdit toute forme de commerce et on attend. On attend que les familles épuisées manquent d’air et quittent les murs en pierre qu’ils habitaient depuis des siècles.
Dans 20 ans il n’y aura sûrement plus personne, ou plutôt une nouvelle génération de colons sionistes, convaincus de retourner sur la terre promise de leurs ancêtres, effaçant aussi vite qu’ils ont fait Moscou – Tel Aviv, la mémoire de ces familles palestiniennes expropriées. Mais pour l’instant, nous sommes là, avec nos nez rouges en guise de drapeau blanc. Antonin entame son tube « Salam Aleikoum », Elise lui pique le micro, ils se courent après, Julien part jouer au ping-pong dans l’espace avec un enfant, Krishou l’accompagne en musique, Olivier lutte avec les larsens, Christophe cherche le cadre pour capter les émotions, et moi je grimpe à 6 mètres pour redescendre aussi vite.
À la fin on distribue des nez, mais cette fois-ci, on se fait déborder, les enfants attrapent tout ce qu’ils trouvent, un bout de batterie, des confettis, un morceau de rubalise… On remballe en vitesse. Dans le bus, on reste abasourdis, à l’image d’Elise qu’Antonin hypnotise à chaque représentation. On ne sait pas vraiment ce qu’on aurait dû faire, comment ça aurait pu se passer autrement. À qui la faute ? La faute à cette putain de colonisation qui enferme les enfants dans une cocotte-minute en attendant qu’ils explosent.
Sur la deuxième photo, c’est l’inverse ! Si l’on reste parfois pétrifiés, sur la majorité des représentations on est ressorti plus grands, vitalisés, mis en mouvement. Ici on est sur la place d’un village à 30km de Naplouse. Tout le monde est venu, les enfants grimpent sur les toits, ils se maquillent aux couleurs de la Palestine, on répond mille fois mais non sans plaisir aux deux phrases qu’ils connaissent en anglais : « what’s your name ? » et « where are you from ? ». On s’appelle Clowns Sans Frontières et on vient de France. On est venus de loin parce qu’on a l’intime conviction qu’on peut faire tomber les armes en partageant des moments de joie, avec des couleurs, des blagues à 2 balles et des corps à l’envers.
Alors voilà, ce jour-là Krishou et Antonin font résonner une musique rythmée, on s’accroche à la moto imaginaire de Julien et on s’embarque dans un joyeux tourbillon, on oublie tout, et on profite d’un moment de joie partagée. Dans le bus, cette fois-ci, on se raconte ce qu’on a vu, on a pris de l’énergie, on y croit.
Me voilà, 6 mois plus tard devant mon ordinateur à tenter de vous raconter ces sentiments aussi puissants qu’ambivalents, et je me dis que c’est peut-être comme ça que l’on désarme un soldat qui pointe son fusil sur la tempe d’un enfant, avec de la colère et beaucoup de joie.